Le Général Estienne


Le "père" des chars Français était un officier d'artillerie visionnaire, qui sut lever les scepticismes de la hiérarchie, créér les connections industrielles, et théoriser l'emploi des blindés.


Le général Estienne, en 1930.

Un officier d'artillerie prometteur

Jean Baptiste Eugène Estienne, né le 7 Novembre 1860 à Condé-en-Barrois (Meuse) et décédé le 2 April 1936 à Paris, Polytechnicien, gagna un concours national de mathématiques. Son intêrét pour les calculs, mais aussi la philosophie et l'histoire ancienne (antiquité Grecque), le conduisit a préférer une carrière d'ingénieur militaire et il vint à choisir la ballistique, comme Lieutenant dans l'armée de terre en 1883. En 1890 il publiait ses travaux dans "Erreurs d'Observation", un traité sur la ballistique indirecte, présenté à l'Académie des Sciences.

Capitaine du 1er Régiment d'artillerie de Bourges en 1891, il développe des instruments de télémétrie pour mettre en pratique ses théories. Il fut promu commandant du 19e Régiment en 1902, mais son travail bénéficiait surtout à l'atelier de la section d'artillerie de Paris, à la tête de laquelle il conçut des liaisons téléphoniques pour assurer la précision des tirs. Il fut aussi impliqué dans le développement de l'aviation, cette dernière servant à régler les tirs par l'observation, et ce, dès 1909 comme Lieutenant-Colonel. Il commanda le 5e groupe d'aviation à Lyon, et revenu à l'arsenal of Vincennes, créa une section aéronautique.


Grandes manoeuvres de 1910. Le Colonel Estienne s'entretient avec le Général Michel.

Le révélateur de la guerre des tranchées

Lorsque la guerre éclate, il commande le 22e Régiment d'artillerie sous les ordres de Philippe Pétain. La précision de ses tirs étonne les Allemands à la Bataille de Charleroi (août 1914). Dès que la ligne devint statique, il fut l'un des premier à imaginer un bouclier mobile individuel pour l'offensive. Il commence dès lors à imaginer de nouveaux moyens pour l'artillerie d'effectuer une action précise et coordonnée en première ligne, ainsi que d'épargner la vie des troupes, ce qui le conduisit à déclarer "Messieurs, la victoire appartiendra dans cette guerre à celui des deux belligérants qui parviendra le premier à placer un canon de 75 sur une voiture capable de se mouvoir en tout terrain"


Le test de Souain, destiné à prouver la faisabilité d'un support d'artillerie sur le no-man's land.

Quelques expérimentations furent tentées, mais ce n'est qu'à l'été 1915, qu'Estienne découvre et se rapproche d'Eugène Brillié (Schneider) associé au parlementaire Jules-Louis Bréton sur un projet de véhicule coupe-barbelés basé sur un chassis chenillé Holt. Il s'enthousiasme et écrit plusieurs lettres au Général Joffre, malheureusement bloqués par la hiérarchie. Le 1er décembre, il envoie une nouvelle lettre, personnelle cette fois, dans laquelle il préconise la création d'une force blindée suffisante pour emmener 20 000 hommes en profondeur dans le périmètre ennemi. Chacun de ces véhicules devaient embarquer une mitrailleuse et un canon léger, ainsi que des troupes, préfigurant les futurs transports d'assaut et véhicules de combat d'infanterie modernes.


Le tracteur Brillé, testant le chassis du Schneider.

Il eut l'occasion d'en parler au chef de cabinet de Joffre, le général Janin, et Pétain et lui assistèrent à une nouvelle démonstration du chassis du futur char Schneider le 15 décembre 1915. En réalité le prototype Schneider était déjà bien avancé depuis mai, les tests ayant démarré dès le 9, et cet argument lui permit d'obtenir le 20 Décembre l'aval pour la création d'une force blindée. Le même jour il prospectait Louis Renault pour la fabrication d'un char. Il parvint enfin à rencontrer et convaincre Joffre en personne en Janvier 1916. Toutefois le "court-circuitage" de son projet ne plut guère à Bréton qui s'accocia au co-inventeur du fameux canon de 75, Emile Rimailho pour produire le Saint Chamond.


Le prototype du Renault FT, dessiné et conçu par Ernst Metzmaier.

Le 16 juillet il reçut de Louis Renault l'assurance que sa compagnie planchait sur leur propre modèle (le futur FT). Il embarquait avec Bréton en août pour l'Angleterre et tenter de convaincre les Britanniques d'attendre (en vain) avant d'engager leurs propres blindés maintenant prêts. Il assiat d'ailleurs aux tests du Royal Engineer Corps à Aldershot. Le succès, même relatif de ces derniers à Cambrai redonna aux avocats Français de l'arme blindée un regain d'intérêt de la hiérarchie et un corps d'"Artillerie Spéciale" spécialement créé, fut confié à Estienne, le 17 Octobre.

Le corps d'"artillerie spéciale", berceau des blindés Français

Plusieurs mois passèrent cependant avant que l'unité puisse être opérationnelle, partant de rien. Il fallut embaucher du personnel, trouver un site, acheter du matériel, mettre en place une organisation. Ce ne fut que le 1er Décembre 1916 que le premier Schneider CA fut délivré et testé au terrain de manoeuvres. Dans le même temps il tentait de contrer l'influence du Général Mourret, avocat de chars de rupture lourds et complexes qui menaçaient de drainer le peu de ressources disponibles, au profit de sa propre idée de "chars moustiques" qui seraient produits en masse par Renault pour une fraction du prix.


Renault FT en manoeuvres. Considérant que le Schneider fut créé en dehors de son initiative, de même que le St Chamond, seul le FT fut véritablement plus en lien avec les idées d'Estienne.

Le 1er avril, l'artillerie spéciale avait accusé réception de 208 Schneider et 48 Saint-Chamond. Seule une fraction de ces chars était directement utilisable. Toutefois, le 16 avril, il reçevait l'ordre du général Nivelle d'engager ses blindés à Berry au Bac, pas encore proprement entraînés. Le résultat fut assez désastreux, au point que Nivelle considéra l'abolition de l'unité blindée, qui ne suvécut que grâce aux connections d'Estienne avec Pétain au sein du GQG, en particulier après que ce dernier ait été nommmé commandant en chef. Il théorisa et milita alors pour deux types de chars:
-Le char de rupture, lourd, équipé de canons capables de détruire les fortifications et nids de mitrailleuses sans l'aide d'une préparation d'artillerie
-Le char léger "moustique" destiné littéralement à saturer les défences adverses, les deux modèles marchant en coordination étroite avec l'infanterie.

Au final, même les chars léger FT se verront déclinés en mâle (canon) et femelle (mitrailleuse) en coordination, et la conception d'un char lourd, confié aux Forge et Chantier de la Méditerrannée ne déboucheront qu'après la guerre avec le FCM 2C. Dans les deux cas, Estienne ne se préoccupait que de la percée, non de l'exploitation, ce que les Britanniques avaient compris en construisant le rapide char "Whippet" fin 1917. La grande quantité de chars FT, appelé "Char de la Victoire" assurera les victoires de l'été 1918 et installera définitivement le char à l'ordre du jour dans les armées. Estienne fut nommé Général de division le 23 décembre 1918. Il sera décoré grand-croix de la légion d'honneur en 1934. Moins connue est son association en 1923 à André Citröen pour la double traversée du Sahara en autochenilles. Il aura également l'occasion de discuter des aspects techniques et tactiques des chars avec George S. Patton en 1917.


Le char St Chamond. Conçu par Rimailho et Bréton, ce dernier avait une transmission électrique très innovante, mais sa longue caisse et son poids furent clairement handicapants.

Après la guerre

En 1919 Estienne publiera une étude des missions des chars sur le champ de bataille, qui préfigurait les différent types (char lourd dit de rupture, char rapide de cavalerie pour l'exploitation, char léger d'infanterie.). Mais il se faisait aussi l'avocat d'unités intégrées avec de l'infanterie motorisée ainsi que le ravitaillement, la réparation et le soutien, ainsi qu'une "artillerie volante" de soutien rapproché. Des idées que l'on retrouve chez Tukhachevsky au sujet de la "guerre profonde" dans les années 30, et bien sûr des Allemands comme Guderian. Plus tard, De Gaulle (qui rencontrera Estienne peu avant sa mort) viendra à reprendre et perfectionner ces idées, mais l'état-major n'est malheureusement toujours par acquis à ces idées de forces blindées autonomes. En 1939, pour le malheur de la France, la doctrine officielle d'emploi était toujours celle du soutien de l'infanterie, employé en mode méthodique et hiérarchique. Dans le doute, les chars étaient dispersés au lieu d'être concentrés.


Monument de Champlieu, au premier plan une stèle dédiée à Jean Estienne.

Après sa mort, les mérites du général Estienne ont été légitimement reconnus pour son rôle moteur dans l'établissement d'une force de blindés et de son emploi en France, et le musée des blindés de Saumur porte à juste titre son nom.